La liste des prétendants au titre de champion pour la « plus grande invention du monde entier » est extrêmement longue, sachant que le XXe siècle a vu naître l’automobile et la radio, mais a aussi assisté à l’avènement d’Internet. Sans oublier la mise au point des antibiotiques entre-temps. Pourtant, moi qui soutiens depuis toujours les petites gens de tous horizons, je vais plaider en faveur du très humble conteneur d’expédition.
C’est le conteneur qui a mis fin à l’emploi des travailleurs manuels comme Terry sur les quais. Et si la perte d’emplois au profit du progrès technique est regrettable, personne ne se plaindra de ne plus devoir charger les marchandises à la force des bras. Ce travail mal payé et très pénible s’effectuait dans la saleté et dans des conditions dangereuses ; une génération plus tard, vous auriez toutes les peines du monde à trouver un volontaire.
Comment une idée aussi simple a-t-elle bien pu révolutionner le transport de marchandises, et changer la face du monde ? Tout compte fait, rassembler des affaires dans un carton ou un sac pour les transporter plus efficacement semble l’évidence même. Déménager ou faire ses courses serait impensable s’il fallait porter chaque article un par un, et pourtant, il a fallu attendre le milieu des années 1960 pour que l’utilisation du conteneur se généralise à l’international. Pourquoi cette invention est-elle arrivée aussi tardivement ?
Réduire la complexité
En cause : la normalisation, ou plutôt l’absence de normalisation. Depuis sa création en 1961, le comité technique ISO/TC 104, Conteneurs pour le transport de marchandises, est parvenu à normaliser le moindre aspect des conteneurs ou presque, des dimensions générales et du mode de stockage aux verrous tournants servant à leur fixation sur le pont des bateaux ou les trains routiers, en passant par la terminologie employée dans le secteur.
Presque 40 ans se sont écoulés depuis la publication de la première de ces Normes internationales, ISO 668, Conteneurs de la série 1 – Classification, dimensions et masses brutes maximales, mais comme l’explique Dick Schnacke, Président de l’ISO/TC 104, l’élaboration de nouvelles normes dans ce domaine reste une nécessité. « L’expédition par conteneurs a joué un rôle majeur dans la mondialisation en réduisant drastiquement les coûts et en permettant à bon nombre de pays jusqu’alors sans accès au marché mondial d’exporter leurs produits aux quatre coins de la planète. Aujourd’hui, les consommateurs comme les marchandises à transporter sont plus nombreux que jamais. L’ISO/TC 104 reste donc mobilisé. »
À l’ère du numérique et de la généralisation du commerce électronique, l’on a vite fait d’oublier les réseaux physiques d’une grande complexité qui font le lien entre nos paniers en ligne et notre domicile ou notre bureau. La mise en place d’une méthode peu coûteuse assurant le mouvement des marchandises à travers le globe réduit considérablement le coût final de ces produits. Dans la plupart des cas, le consommateur a tout à y gagner : il profite d’un choix plus varié que jamais et voit son pouvoir d’achat augmenter. En réalité, le choix du client tel qu’on l’entend aujourd’hui est un concept né après l’adoption du conteneur pour le transport de marchandises.
De la rareté d’un produit à sa consommation ordinaire
Prenons un exemple. Si vous poussiez la porte d’une demeure de la noblesse anglaise du XVIIIe siècle, la décoration aux motifs d’ananas ne tarderait pas à vous sauter aux yeux. En effet, sous forme d’objet en céramique ou de sculpture dans un balustre d’escalier, l’ananas est alors un symbole de luxe. À l’époque, rares sont les chanceux qui ont pu en déguster un, d’où l’idée d’exotisme et de richesse qu’on lui associe, un peu comme au jet privé aujourd’hui. La noblesse terrienne n’hésite pas à épater ses convives en leur servant des ananas cultivés par les meilleurs horticulteurs du pays, triés sur le volet. Chaque fruit est cultivé avec amour dans des serres chauffées spécialement prévues à cet effet et demande beaucoup de travail, de temps et de combustible.
Aujourd’hui, je peux acheter un ananas sur Internet pour quelques euros. Sous un climat tropical, la culture de l’ananas n’exige aucun savoir-faire particulier et, bien entendu, aucune dépense de chauffage. Cueillis encore verts, ces fruits supportent le transport terrestre et maritime, et les économies d’échelle obtenues grâce aux vastes plantations, associées au faible coût de l’expédition par conteneurs, ont mis ce produit de luxe à la portée de tous.
Des conteneurs normalisés
L’ananas a également joué un rôle direct dans l’épineuse affaire des conteneurs prénormalisés. Selon Marc Levinson, expert du domaine des transports et auteur de The Box – How the Shipping Container Made the World Smaller and the World Economy Bigger, « le conteneur standard mesure aujourd’hui 40 pieds de long (12,192 m), mais la situation était bien différente au début. Les premiers conteneurs de Malcom McLean (self-made-man et pionnier de la mise en conteneurs) mesuraient 33 pieds2) de long », précise-t-il, ce qui permettait avant tout de les transporter facilement sur les routes étroites et sinueuses menant à son entrepôt central du New Jersey. M. McLean a ensuite mis au point un conteneur de 35 pieds3).
Dans le même temps, ses concurrents installés en Amérique latine privilégiaient un modèle de 17 pieds4) adapté aux régions montagneuses. Et M. Matson, premier acteur du marché installé sur la côte ouest, concevait quant à lui un modèle de 24 pieds5) pour tenir compte de la nature de la principale marchandise transportée : l’ananas. « Un grand conteneur rempli d’ananas en boîte en provenance d’Hawaii serait trop lourd à soulever : cela n’a aucun intérêt si vous ne pouvez rien en faire ! », explique Marc Levinson.
Du fait de l’incompatibilité des différents modèles, chaque société de transport maritime devait mettre en place ses propres installations de manutention en fonction des caractéristiques propres au conteneur utilisé. Ainsi, l’entreprise ou le port devait s’en tenir à un type de conteneur de fabrication particulière, avec moins de certitudes et moins de concurrence. Concernant le problème des conteneurs non normalisés, Marc Levinson donne l’explication suivante : « Aucune synergie n’était créée. Il n’y avait pas de réseau, simplement des entreprises travaillant chacune dans leur coin. Cela n’était pas pratique pour le transporteur et ne permettait pas de faire des économies. La question suivante s’est alors posée : comment normaliser ce secteur ? » C’est à peu près à cette époque que les Normes internationales sont arrivées à la rescousse.
Les brevets déposés par M. McLean ont été mis gratuitement à la disposition de l’ISO ; dès le départ, le secteur a vu les avantages découlant d’une normalisation. L’adoption rapide des normes a stimulé l’essor du transport maritime et la croissance massive des ports internationaux et des installations de manutention.
Marchandises connectées
Aujourd’hui, les progrès sont plus lents, comme le remarque Dick Schnacke : « Le secteur subit une forte pression économique : les marges sont fragiles et certaines entreprises vont jusqu’à enregistrer des pertes. Résultat : les capacités d’investissement dans de nouvelles technologies sont réduites, même si les avantages sont évidents. » D’une certaine façon, le secteur est victime de l’engouement de la première heure pour la normalisation. Toujours selon M. Schnacke, « cette normalisation rapide a jeté de si bonne bases qu’il n’y a guère eu de changements à apporter. »
Pourtant, la technologie environnante a évolué. Dick Schnacke est bien placé pour le savoir, puisqu’il préside également le comité technique ISO/TC 204, Systèmes intelligents de transport. « La plupart des conteneurs pour le transport de marchandises arrivent par la route à leur destination finale, et empruntent donc des moyens hybrides. Au sein de l’ISO/TC 204, nous mettons au point une approche unifiée qui prépare les conteneurs pour le transport de marchandises à jouer un rôle pérenne dans les futurs systèmes de transport. »
La spécification technique ISO/TS 18625 traitant des systèmes de suivi et de surveillance des conteneurs pour le transport de marchandises, en cours d’élaboration, constitue l’une des principales avancées. Cette première norme, qui devrait en introduire une série d’autres, vise à unifier diverses technologies, dont l’identification par radiofréquence ou RFID, afin d’améliorer le suivi et la surveillance des marchandises en transit. L’instauration d’une connectivité en temps réel serait bénéfique pour l’ensemble du secteur : pour les entreprises qui acheminent des marchandises de grande valeur (et pour leurs assureurs), pour les vendeurs qui assurent la gestion des stocks au niveau du magasin pendant que la marchandise est en transit, pour les vaccins ou les produits alimentaires qui nécessitent le maintien de la chaîne du froid, et pour les douaniers et les agents frontaliers qui peuvent accéder et gérer les informations utiles pour la sécurité des personnes.
Argumentaire en faveur du conteneur
À l’inverse de Terry resté à la traîne, les conteneurs d’expédition tiennent la cadence du progrès grâce à l’Internet des objets, qui leur permet d’être connectés (tout comme les marchandises qu’ils transportent). Tout l’argumentaire en faveur du conteneur d’expédition se résume d’ailleurs en un mot : connexion.
Révolutionnaire par sa simplicité, le conteneur pour le transport de marchandises a permis l’avènement d’un réseau mondial capable de prendre en charge un volume de marchandises sans précédent. Il nous a mis en relation avec les ports les plus lointains et nous a apporté de nouvelles nourritures, de nouvelles modes éphémères et des équipements high-tech à prix abordable, tout en faisant naître un sentiment de citoyenneté mondiale. D’Anvers à Shenzhen, une seule chose explique la croissance extraordinaire des capacités mondiales de manutention et de distribution des marchandises : le conteneur normalisé pour le transport de marchandises. Une invention qui a toute sa place aux côtés des plus grandes innovations du XXe siècle.
- Le docker (ou débardeur) était la personne qui chargeait les marchandises sur les bateaux et les déchargeait à quai. Il pouvait s’agir de ballots, de cartons, de rouleaux de câble, de tonneaux, etc. de toutes les formes, dont la manutention nécessitait beaucoup de temps et de main-d’œuvre.
- 33 pieds = 10 m environ.
- 35 pieds = 10,67 m environ.
- 17 pieds = 5,18 m environ.
- 24 pieds = 7,32 m environ